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Par les fenêtres garnies de lourdes tentures, la vue plongeait sur un jardin ovale cerné de grilles dont Sir Jason Donovan possédait la clef, tout comme la demi-douzaine de riverains de ce paisible quartier privé donnant sur Russel Square.

Le jeune sollicitor arpentait le grand salon aux meubles sombres, aux tapis éteints, à la mode victorienne. Aux murs, des tableaux ténébreux montrant des ancêtres dans leurs habits d’apparat. Des armes en panoplie. Et quelques lustres de bronze d’un évident pompiérisme. Mais on était au crépuscule du XIXe siècle, et cela excusait tout.

Jason Donovan fit brusquement face à Morane et à Ballantine, assis dans des cathèdres néo-gothiques, et il lança :

— La situation devient embarrassante. Jusqu’ici, la Patrouille devait s’inquiéter presque exclusivement des actions de l’Ombre Jaune et de rien d’autre. Tout au moins en ces circonstances. Mais un autre acteur entrant en jeu, cela ne risque-t-il pas de compliquer les choses ?

— Vous voulez parler du Tsoung-Kovo ? fit Morane. Après avoir traversé Limehouse, Bob Morane et Bill Ballantine avaient atteint sans encombre la maison de Sir Jason, leur point de contact dans la capitale anglaise. Car Sir Jason Donovan appartenait à la Patrouille du Temps. Avant lui, au début du XIXe et à la fin du XVIIIe siècle, il y avait eu deux autres Donovan, mais prénommés Herbert et Aloïs, tous deux également délégués de la Patrouille. Plus tard, la hiérarchie se prolongeait, avec d’autres Sir Donovan, tous appartenant à la Patrouille. Au début du XXIe siècle, un Donovan, Sir Martin Donovan, serait même sous-président de la Banque d’Angleterre. Lui aussi appartiendrait au Consortium qui, à un degré supérieur, coiffait la Patrouille du Temps.

— Le tout est de savoir ce qu’est exactement ce Tsoung-Kovo, avait enchaîné Jason Donovan. Il pourrait être aussi bien le Hsioung Ti Kour, la Maison des Frères, ou le Hoâng-Co-Ov, l’Arbre Jaune, ou la Société des Dix Mille Espoirs, ou les Fils du Paon Blanc… Comment s’y retrouver ?

— Il s’agit de Triades, glissa Morane. En principe, ce sont donc des sociétés secrètes…

Bill glissa à son tour :

— Je croyais que, avec la Chine socialiste, toutes les Triades avaient été interdites et dissoutes…

— Détrompez-vous, Mister Ballantine, fit Donovan. Non seulement Mao Tsé-toung prendra le pouvoir grâce, en partie, à l’appui de Triades adversaires de Tchang Kai-shek, mais par la suite, elles resteront en veilleuse, et même très actives parmi les communautés chinoises situées hors de Chine, comme à Taiwan, à Singapour, à San Francisco, New York, Paris… Avec l’ouverture de la Chine vers l’Ouest, elles reprendront de plus en plus de pouvoir…

— Tout cela ne nous dit pas ce que Monsieur Ming vient faire dans tout cela, fit l’Écossais. Il se trouvait à Rome… Il se trouve à Londres en cette fin du XIXe siècle… Dans les deux cas, la présence de ses dacoïts le prouve… Préparait-il une grande opération à travers le Temps ? Et il y a aussi cette histoire de clavicule de cératosaure…

À ce moment, le butler de Sir Jason Donovan pénétra, telle une ombre, dans le salon. Gilet rayé, favoris flottants, il s’inclina devant Donovan.

— Un monsieur vous demande, sir…

— À cette heure, en pleine nuit ? s’étonna Donovan. Qui jeta, après un bref moment d’hésitation :

— Dites à ce… monsieur – se présenter à telle heure indique qu’il ne s’agit pas d’un gentleman – qu’il repasse demain après le breakfast…

— Ce sera inutile, fit une voix.

Un nouveau personnage venait de pénétrer dans la pièce. Grand. À la fois jeune et sans âge… Vêtu à la mode de l’époque : pantalon à carreaux à sous-pieds et veste cintrée. Il paraissait aussi sûr de lui que s’il avait présidé la Chambre des Lords.

— Le colonel Graigh ! s’exclama Bill Ballantine. Fallait s’y attendre !…

 

*

* *

 

Le chef de la Patrouille du Temps avait eu une triple inclinaison de tête.

— Sir Jason Donovan… Monsieur Morane… Mister Ballantine…

— Que faites-vous là, à pareille heure, colonel ? interrogea Donovan avec un léger ton d’agressivité dans la voix.

Pas de réponse. Tout au moins dans l’immédiat.

— Et comment êtes-vous venu ? insista Donovan. Question inutile quand il s’agissait du colonel Graigh, mais elle était sans doute dictée par cette venue, en pleine nuit, indigne d’un gentleman.

Cette fois, le colonel répondit :

— À bord d’un mini-temposcaphe, bien entendu, mylord…

En parlant, Graigh pointait le menton vers le parc dont, à travers les vitres de la large porte-fenêtre, on apercevait la végétation noyée dans la nuit et le brouillard. Et pas plus de temposcaphe que dans le creux de la main.

Nouvelle explication, inutile en la circonstance, du colonel :

— J’ai laissé l’appareil en état de vibration…

Ce qui expliquait le fait que l’appareil, placé hors du temps fixe, demeurât invisible.

— Vous permettez, Sir Jason ? fit Graigh en désignant un siège.

En même temps, il prenait place dans une troisième cathèdre aux sculptures néo-gothiques.

— Je devais intervenir, dit-il. La situation devient incontrôlable… on dirait que Ming s’affole… Que cherche-t-il ?

— À Rome, il voulait agir sur Catilina… d’une façon ou d’une autre, dit Bob. Vous avez dû en être averti par ce Lemmius qui était votre délégué à Rome…

— Tout cela n’explique pas les raisons de la présence de Ming à Londres, aujourd’hui… Et pourquoi il sera à Bruxelles… au début du XXIe siècle… Tout ce que nous supposons, c’est qu’il expérimente sur le Temps. Bien sûr, nous pensons qu’agir sur le passé risque de modifier le présent et l’avenir… Mais est-ce exact ?… Le Temps n’est pas comme une barre d’acier qu’on plie, tord et qui se redresse, reprend aussitôt sa forme primitive. Le Temps aurait plutôt une consistance plastique, souple, malléable, qui ne se redresse que lentement, ou garde la forme qu’on lui donne… Comment vous faire comprendre ?… Voilà : chaque fois qu’une modification est opérée, les conséquences de cette modification effacent peu à peu, ou transforment, toutes les modifications de l’événement primitif…

— Ce n’en est pas plus clair pour autant, laissa tomber lourdement Bill Ballantine.

Le colonel Graigh n’en perdit pas son sang-froid.

— Imaginez qu’on lance un caillou dans un fleuve. Les vagues de modifications ne seront visibles que sur l’instant, mais elles s’amenuiseront vite et la surface de l’eau reprendra rapidement son aspect paisible. Par contre, si l’on continue à lancer des cailloux, l’un après l’autre, et de plus en plus pesants, les mouvements du liquide se feront plus violents. Les remous iront jusqu’à toucher les berges de la rivière elle-même et à les saper lentement…

— J’y suis à présent ! s’exclama l’Écossais. En agissant un peu partout à travers le Temps, Ming cherche à provoquer un tel désordre que l’Histoire en sera chamboulée… à son profit bien entendu…

— En un mot, la théorie du chaos amplifiée, compléta Morane. Ce n’est pas la chute d’une aile de papillon qui bouleversera l’ordre cosmique, ou historique, mais la chute de dizaines, voire de centaines ou de milliers d’ailes de papillons…

— Exactement, approuva le colonel. Tout au moins, c’est ce que nous imaginons à la Patrouille, et cette possibilité inquiète bien sûr le Consortium… En dépit de nos énormes moyens d’investigations techniques, nous nous trouvons désarmés devant l’irrationnel… Presque autant qu’on l’était au Moyen Âge… Il y a bien des choses que nous ne pouvons expliquer. Par exemple, quel est ce personnage mystérieux, nouveau venu, que nos radars spatio-temporels ont repéré dans les parages de l’Ombre Jaune. Tout ce que nous en savons, c’est qu’il est du même groupe ADN que Monsieur Ming et, en outre, du sexe féminin. Nos palpeurs biologiques sont formels…

— Cela pourrait être Lin, risqua Bill.

— Qui est cette… Lin ? s’étonna le colonel.

« S’étonna » n’est qu’une figure de style car, dans l’expression de la voix et des traits de Graigh, rien n’avait indiqué la stupeur. Ni tout autre sentiment.

Il en allait toujours ainsi avec le chef de la Patrouille du Temps. Impavide et impassible en toutes circonstances, même les plus tragiques.

Rapidement, Morane résuma ce que Bill et lui savaient de la petite Chinoise, ou tout au moins Eurasienne, et comment, à plusieurs reprises elle était intervenue pour les tirer d’affaire.

— Lin, fit Graigh, le Li-To-Mo-Si… Inconnu… Une Triade… Dans le passé comme dans le futur, la Chine reste énigmatique avec ses pouvoirs occultes, ses contre-puissances…

— Ce qui m’inquiète, dit Morane, c’est l’ADN de la fille… Si, au lieu de le combattre, elle était au contraire la complice de Ming…

— N’oubliez pas, commandant, fit remarquer Bill Ballantine, qu’au premier regard, elle vous a rappelé Tania…

Le front de Bob se marqua d’une ride verticale. Tania… Tania Orloff… La nièce de l’Ombre Jaune… Elle l’avait si souvent secouru, aidé à triompher de son terrible parent ! Et pourtant, elle devait elle aussi posséder les mêmes indices ADN que celui-ci…

— Il nous faut savoir, jeta le colonel d’une voix forte. Selon les appréciations les moins approximatives, la prochaine destination de l’Ombre Jaune est Bruxelles… Le siège de l’Organisation européenne… Ce n’est pas un hasard…

Il pointa un doigt qui ne tremblait pas vers Morane, puis vers l’Écossais.

— Vous allez vous rendre à Bruxelles… Au tout début du XXIe siècle…

— Notre époque ! glissa Bill avec un accent de satisfaction intense dans la voix.

Graigh ignora l’interruption, poursuivit :

— Vous prendrez pension à l’hôtel Métropole, et vous y attendrez les instructions…

— Nous sommes en 1886, fit remarquer Morane, et il nous faudra presque une journée pour atteindre Bruxelles…

— Pas en avion, dit Graigh.

Bill Ballantine éclata d’un rire gras.

— En avion, colonel ?… L’avion n’a même pas encore été inventé. Faudrait aussi que Londres ait un aéroport…

— Un aéroport, fit calmement le colonel Graigh. Quand vous y arriverez, il y en aura un…

 

Les Nuits de l'Ombre Jaune
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